Text originellement publié sur le site de Scarlett Jesus
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La collection de têtes de Facebook
André BRETON collectionnait les masques africains. D’autres peuvent s’enorgueillir de posséder une galerie de portraits de leurs ancêtres. T(hierry ALE)T est un voleur de têtes. Un artiste « serial killer » à l’imagination toute puissante et qui n’en fait qu’à sa tête. Un véritable Barbe-bleue qui détient, dans son cabinet de curiosités une fabuleuse (et assez mystérieuse) collection de têtes. Des têtes « cou coupé » et qui rient étrangement… face à la Mort.
Avoir choisi de dévoiler une partie de sa collection ce 21 janvier 2010 dans sa galerie T § T de Basse-Terre n’est pas anodin. T a-t-il toute sa tête ? Une telle date, qui coïncide avec le déclenchement des 44 jours de grève en 2009, se situe dans la période du Carnaval, à dix jours à peine du désastre d’Haïti. Le choix d’une telle date, qui associe trois évènements aussi disparates, ne revient-il à convier pour l’exposition, de façon oxymorique, le Rire et la Mort dans ce qui pourrait s’apparenter à une Danse macabre ? Les Grecs le savaient, les Dieux se rient du malheur des hommes…
T est un entêté qui a de la suite dans les idées. Une première exposition, en Guadeloupe en 1998, nous livrait une « série » qui associait déjà des têtes qui rient, la sienne, à d’anciennes photographies de sa grand mère. Portraits de famille imaginaire sur le mode d’une autofiction… Cette première série, comme toute série, appelait une suite. L’année suivant, nouvelle exposition, en Martinique de « Portraits in vivo ». Son travail porte alors sur le vivant, sur la chair vivante, véritable pâte. Le catalogue de l’exposition fait état d’une collection de 365 de ces portraits en 2001. La série se fait cycle. Il s’agit cette fois de visages auxquels il donne une identité et un nom et qu’il présente dans des cadres de « photos de famille ». Des prénoms de saints, choisis parfois avec humour : « Germain », « Prosper » ou encore « Blandine ». D’autres prénoms, empruntés à l’événement qui figure sur le calendrier, à la date de la naissance, stigmatisent une pratique qui a parfois existé, en particulier en Haïti : « Fête du travail », « Fête Dieu », « Fête des pères » ou encore « été »…
2009, une série de portraits (des photos d’identité) montre Thierry ALET, dans son Atelier à New-York, « coiffé » au moyen de couvre-chefs différents : chapeau de paille, foulard (saharien), toque de fourrure avec oreillettes, casque de motard, de policier ou d’aviateur. Véritable FANTOMAS qui se cache derrière des identités multiples, il pose, le plus sérieusement du monde, sans le moindre sourire, face à l’objectif et devant une de ses œuvres graphiques, tracée en lettres de sang. Pince-sans-rire. Et clown triste. 21 janvier 2010. Cette nouvelle exposition présente plus de cent-vingt têtes « Kyrie », obtenues selon un procédé original. Les « portraits » exposés sont ceux, cette fois, de véritables personnes qui se donnent à voir sur un site interactif d’Internet, Facebook, au moyen d’une photographie de leur choix. Ce choix correspond déjà à une mise en scène personnelle de soi. Avec humour parfois. Ainsi, tel individu peut choisir de se rajeunir, voire même de montrer l’enfant qu’il était. Telle autre peut préférer se voiler et se contenter de suggérer métaphoriquement sa personnalité, de façon détournée (un portrait à la manière de PICASSO, par exemple). T a récupéré les photos de sa propre liste « d’amis » figurant sur Facebook, en vue d’une double opération : utiliser le matériau de la photo pour en faire une peinture ; déconstruire, reconstruire l’identité d’individus devenus captifs, pour se construire soi-même. Chaque « face » est ensuite embaumée, à la façon de l’image d’un disparu, dans un petit cadre translucide en plexi glass galbé, et disposée en vis-à-vis d’un « portrait » de l’artiste. Il prétend ainsi dialoguer avec chacune d’entre elles, dans un « tête à tête » solitaire... Cent-vingt têtes « Kyrie », sont sagement alignées le long des murs, prisonniers de leur cadres, cherchant à entraîner dans leurs rires fous, le passant… Facebook, en Guadeloupe comme ailleurs, fascine littéralement une société « branchée », la bonne société, adepte des pages people et d’internet. Celle-ci aime à se retrouver entre gens du même (petit) monde. Lors d’un vernissage, par exemple. Alors que, flattés, certains cherchent à s’assurer qu’ils font bien partie des sélectionnés, ont-ils conscience que le traitement subi les met en danger ? Déjà « phototués » par le biais de la photographie qui les figeait pour l’éternité dans une pose, leur image leur échappe à tout jamais. Elles vont pouvoir subir des manipulations qui agiront à distance sur eux. La création de l’artiste relève d’une alchimie secrète. « Voleur de feu », il a partie liée avec le mystère et l’invisible… A la façon des coupeurs de têtes Jivaros, T va s’approprier ces identités multiples, les phagocyter, en les réduisant à des têtes (coupées) qui rient, pour mieux s’approprier leur identité… Un vrai casse-têtes. Ces « faces » qui ressemblent à celles du « ravi » de la crèche, rient au nez du visiteur et se rient peut-être de lui, de nous ? Ayant abandonnées toute retenue, elles se laissent aller à des éclats de rires énormes, bruyants, des rires à se décrocher la mâchoire, toutes dents dehors, des rires fous qui tordent leurs bouches en rictus, et semblent se répondre d’un mur à l’autre. Ces rires, qui sont le seul moyen de communiquer à la disposition des captifs, désormais, peuvent exprimer toute une gamme de sentiments secrets, révélant (peut-être) leur vraie face : rires bêtes, rires conventionnés, forcés ou moqueurs, rires agressifs, mordants. Rires sauvages, complètement fous, revendiquant un art brut. Car le Fou, justement, sous le couvert de sa « folie », a la faculté de dire crument la vérité. « Rien n’est sérieux comme le rire » affirmait Flaubert, auteur d’un « Dictionnaire des idées reçues », dans lequel il dénonçait avec un humour noir mordant, la bêtise de ses contemporains. Et « mordantes », elles le sont bien les « tèt » de T. A plusieurs titres. Au sens propre, d’abord. Dotées d’une bouche énorme, clownesque et largement fendue, mi « Vache qui rit », mi « Banania », elles relèvent d’une forme de comique dans les arts plastiques, que Charles BAUDELAIRE analysa, la caricature. Avec leurs bouches d’ogres, s’ouvrant sur des dents prêtes à vous mordre, à vous dévorer, elles occupent près de la moitié des visages. Mordantes, aussi, car nous dit le poète, les œuvres relevant de la caricature sont « destinées à représenter à l’homme sa propre laideur morale et physique ». Les amis de T auraient dû se méfier. L’artiste a ses têtes, et même ses têtes d’affiche. Comme dans le poème de Jacques PREVERT, « Tentative de description d’un diner de tête à Paris-France », c’est tout une partie de la (bonne) société guadeloupéenne qui défile sous nos yeux : « Ceux qui pieusement... Ceux qui copieusement... Ceux qui tricolorent… » Alors qu’ils occupent des fonctions importantes et incarnent le sérieux, la gravité, des personnalités parfois reconnaissables derrière le masque sont représentées, se lâchant, en train de rire : le Président LUREL, du Conseil Régional de Guadeloupe, le Président du Conseil Général de Martinique, et même le Président d’Haïti… Mais il y a aussi les têtes creuses (« Ceux qui sont chauves à l’intérieur de la tête… »), ceux qui ont la grosse tête ; des têtes de lard ou de cochon. Tous ont tous les visages de clowns, qu’ils soient grimés de blanc, de rose ou de rouge. Qu’ils se cachent derrière un masque ou une paire de lunettes. Beaucoup ont des cheveux très blonds, et tous (à une exception près), ont le « bleu regard qui ment » qu’évoque le poète RIMBAUD. Comme lui, ils semblent dire « J’ai, de mes ancêtres Gaulois, l’œil bleu blanc… ». Mais ce bleu n’est-il pas aussi le bleu du regard innocent de l’enfance, celui du poème « Voyelles », qui associe cette couleur à la lettre O, l’Oméga, et qui ouvre sur l’Infini, le mystère (« Et L’infini terrible effara ton œil bleu… ») ? Bleu comme le regard émerveillé de l’enfant que veut rester l’artiste qui se propose de réenchanter le monde. Qui porte en permanence un regard poétique sur le monde et cherche à en pénétrer le mystère. Et à révéler les « noirceurs » de l’âme humaine. Et quoi de plus fondamentalement humain que le rire, qualifié de satanique parce que associé à la Fête, au Faune jouisseur, à Carnaval !
Il y a du JE et du JEU dans cette nouvelle exposition de Thierry ALET. A la façon des Surréalistes qui faisaient naître l’image (poétique) par le rapprochement de deux éléments, les plus éloignés possibles l’un de l’autre, les métamorphoses opérées par l’artiste sur les portraits de ses amis révèlent un univers insolite. Insolite et insolent, renvoyant une fois de plus à la mythologie personnelle de l’artiste. Ces têtes coupées déclinent à l’infini les multiples facettes d’une personnalité qui se cache et se dévoile tout à la fois. D’une personnalité qui, à travers de multiples interrogations et « essais », s’expérimente via autrui… et refuse de se prendre au sérieux. « Je est un autre », semble-t-il nous dire. Alors qu’il pourrait tout autant retourner la formule de RIMBAUD par celle de BAUDELAIRE et qualifier l’Autre « d’hypocrite (lecteur), mon semblable, mon frère ». Le retournement) est, avec la métaphore issue du rapprochement des contraires, une des formes privilégiées de la Création telle que l’entend le peintre. Jeu sur les formes par le biais de déformations, de détournement, et sur les couleurs (magnifiques !) évoquant parfois la luminosité du verre des vitraux. Jeu de déconstruction, construction et reconstruction de soi, au contact d’une société, qui donne à voir d’elle, ce 21 janvier 2010, une image des plus contradictoires. Celle d’une société carnavalesque qui, mutilée comme le personnage de « L’Homme qui rit » de Victor Hugo, affiche le rictus d’une gaieté factice. Le rire est bien alors une façon d’exorciser ses angoisses, il est libérateur. Il est aussi empreint de gravité et rappelle l’inéluctabilité de la mort, qui a frappé dans l’île voisine, la « vanité » des choses humaines.
Scarlett Jésus, 22 janvier 2010.